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jeudi, 08 juillet 2021

Françis Huster

La différence entre le jeu au théâtre et le jeu au cinéma :

 

Vous avez fait une formation avec René Simon et Antoine Vitez. Que vous ont-ils appris ?

René Simon qu’on appelait «Le patron», m’a enseigné l’audace et l’insolence, en fonction des valeurs humaines du texte lorsque j’avais un rôle à interpréter. Il m’a appris aussi en dehors de ce côté rebelle à avoir confiance. A n’écouter que ce que mon instinct me commandait de faire. Antoine Vitez m’a appris à refuser les acquis, à remettre en question toutes les références théâtrales. Celles-ci ont d’ailleurs contribué pour pas mal de mes camarades à cette époque-là à les paralyser. Et à faire rater leur carrière. À force de se sentir fils de Jouvet, de Vilar, de Barrault ou de Dux, on en arrivait à oublier qu’il fallait réinventer ce métier à chaque génération. Antoine Vitez a été une sorte de Che Gevara du théâtre avec ce que cela peut comporter de danger mais en même temps d’audace. Il se trouve que le triangle entre Simon, Vitez et Florent a représenté le coup de chance de ma vie car Florent pour sa part m’a enseigné à travailler avec les autres. C’est d’ailleurs l’intérêt majeur que je vois à suivre des cours d’art dramatique : savoir apprendre à travailler avec les autres.

 

Et le cinéma est-ce que cela s’apprend ?

Le problème du cinéma c’est exactement le même que celui du football. Dans les années 50 chaque joueur sur le terrain avait sa place. Les arrières jouaient à l’arrière et ne dépassaient jamais la ligne médiane. Les demi-centres étaient au milieu du terrain et n’allaient jamais attaquer. Quant aux attaquants, ils ne revenaient jamais défendre. C’était les grandes années du football brésilien de Pelé et du football français de Coppa et Fontaine. Et puis le football a évolué. Tout d’un coup dans les années Emilio Ferrera, le catenaccio italien a décidé que tout le monde allait au contraire comme dans un jeu d'échec, défendre avec les noirs et attaquer avec les blancs. Ce sont des matches de foot qui se terminaient souvent par le score de 1/0. Des matches très longs qui ont porté haut le football italien, mais qui ont tué un certain sens du football. Ensuite, s’est opérée une totale évolution. Toute l’équipe s’est mise à défendre où à attaquer. On a vu alors pour la première fois des arrières marquer des buts, des demi-centres aller à l’attaque, des avant-centres défendre jusqu’à la ligne des buts. C’est le même principe au cinéma. À un moment donné et je pense notamment aux films de Marcel Carné, de Jean Renoir, de Duvivier, Clouzot, les techniciens imposaient le style du film aux metteurs en scène. Et les metteurs en scène avaient un dialoguiste qui sculptait des dialogues pour les acteurs (Audiard, Companeez ...).Les acteurs se retrouvaient donc dans une théâtralité avec une caméra, et avaient à dire des grands textes classiques. Ils venaient sur le plateau et des metteurs en scène comme Pagnol, Guitry dirigeaient plus la caméra que l’acteur. C’était là que résidait le problème. Et puis est arrivée la nouvelle vague. La caméra est devenue elle-même un acteur. Elle a fait partie de la narration assassinant le style Clouzot, et abolissant le directeur d’acteur dictateur. La caméra est devenue fluide et s’est presque mise à respirer en même temps que les acteurs. S’en est suivie une liberté de jeu avec les deux plus grands metteurs en scène de la nouvelle vague que sont Jean-Luc Godard et Claude Lelouch. Lelouch est derrière sa caméra, il nous dit le texte, on répète après lui et puis il efface sa voix. Ce changement a engendré comme pour le football le fait que tous les acteurs contribuent au film. Il n’y a plus la super star, les seconds rôles et les petits rôles. Le cinéma d’aujourd’hui comporte des films ronds où tous les rôles sont des rôles principaux.

 

Est-ce une bonne chose ?

Quand on est sur un plateau de cinéma, on passe par exemple trois quarts d’heure à préparer la lumière, trois quarts d’heure au maquillage pour préparer chaque acteur. Ensuite, on met les acteurs dans des loges ou des car-loges. Puis arrive l’assistant qui dit «C’est à vous». On nous emmène alors sur le plateau où les lumières et la caméra ont été préparées, et on nous annonce que l’on va tourner. Le metteur en scène commence à travailler avec les acteurs de la même façon que pour l’installation de la lumière et du travelling. Or les gens de l’équipe demandent «Combien de temps va t-on attendre avant que les acteurs soient prêts» ... Le metteur en scène sur un plateau de cinéma n’a donc pas le temps de faire travailler les acteurs. Or pour que l’on arrive à un cinéma révolutionnaire avec un jeu exceptionnel des acteurs, il faut des metteurs en scène qui puissent travailler tranquillement. Les techniciens doivent comprendre que diriger un acteur ne se fait ni la veille ni avant. Mais sur l’instant et au moment où l'on tourne. Si l'on a besoin de vingt minutes pour diriger une actrice qui n’a que deux lignes à dire, on doit prendre ce temps-là. On est battu dans tous les domaines par le cinéma américain, indien et chinois qui a tous les moyens pour permettre un tournage immense avec des effets spéciaux. Si nous voulons nous en sortir, nous, le cinéma européen, nous devons le faire sur la qualité de l’acteur. J’ai toujours considéré comme un véritable scandale qu’aucun acteur français n’ait jamais eu un oscar à Hollywood. Ni Raimu, ni Gabin, ni Belmondo, ni Delon rien. Je passe aussi sur des acteurs sublimes comme Mastroianni. La qualité des acteurs européens va venir de cette révolution qui va consister à ce que, pendant que les techniciens installent le travelling, la lumière, le metteur en scène travaille avec les acteurs. Il faut donc éduquer les acteurs à apprendre à travailler avec du bruit, avec des gens qui passent ...

 

 

Avez-vous des choses à reprocher au théâtre actuel ?

Oui c’est la conception cartésienne par rapport à des auteurs comme Beaumarchais, Musset, Racine, Corneille, Hugo. Il existe un raz de marée destiné à réinventer totalement ce théâtre là. Certaines mises en scène d’opéra sont sublimes, pourquoi n’y aurait-il pas le même phénomène vis-à-vis du théâtre classique. Je pense que la puissance du théâtre viendra du renouveau total du raz de marée de la mise en scène.

 

Et comment concevez-vous cette mise en scène ?

Comme ce que j’avais fait avec Richard II de Gloucester, mon adaptation de Richard III de Shakespeare. J’avais monté la pièce comme si c’était Onassis, Jacky Kennedy, lord Oswald, sans changer un mot de Shakespeare. J’avais même mis de la musique. Dominique Probst avait fait une partition extraordinaire, c’était Shakespeare. Il y avait des hélicoptères comme si c’était le Vietnam, des bandes-son extraordinaires et Deborah Warner était venue voir le spectacle avant de faire son film, lui aussi dérivé de Richard III. Un film dans la même lignée et qui était magnifique ...

 

Pour vous quelles sont les différences entre la mise en scène de théâtre et la mise en scène de cinéma ?

Une énorme différence. Comme entre la marine et l’armée de l’air. La mise en scène au cinéma consiste à placer la caméra, donc l’œil du spectateur, là où il peut suivre le fil rouge de l’histoire qui dure une heure trente. Et non pas à placer la caméra pour suivre ce que fait chaque personnage donc chaque acteur du film. Deux personnes sont en train de parler dans un café. Ce qui compte ce n’est pas ce que l’un et l’autre pensent, mais ce qu’ensemble ils nous racontent. Par exemple on voit Gary Cooper dans «Le train sifflera trois fois» aller chercher de l’aide. Il marche en avant et demande à son copain de venir combattre avec lui les bandits qui arrivent. La caméra est dans la grande rue par terre en travelling arrière et comme Fred Zinnemann passe la caméra en dessous, il nous mythifie Gary Cooper. Ceci nous aide à comprendre que Cooper aura beau marcher, jamais il n’aura ce qu’il veut. Si la caméra avait été au contraire dans son dos, on aurait été conscient qu’il aurait obtenu ce qu’il voulait. C’est cela la mise en scène au cinéma. Quand on a un scénario, il faut du début à la fin marquer le fil rouge. Deux personnes sont dans un café et n’ont rien à se dire. L’une sort et a envie de se suicider. Au lieu de faire un gros plan sur elle, on utilise un plan très large où elle est très petite. De cette façon le spectateur peut se dire «Tiens elle est complètement paumée dans cette ville». Et puis l’acting au cinéma, c’est de tout faire en tant qu’acteur pour ne pas jouer avec soi-même. Il ne faut jouer qu’avec celui qui est en face de soi ...

 

Au théâtre c’est le contraire !

Oui. Au théâtre, il faut dire aux gens qui sont dans la scène ce qu’on pense et ce qu’on sent. Quand un personnage se trouve sur une scène et qu’on ne sait pas ce qu’il pense, c’est foutu. C’est pour cette raison que le théâtre classique était si intelligent. Il comportait des monologues comme «Je pense ceci, je veux cela» ... Jouer au théâtre c’est presque être aveugle et sourd vis-à-vis de ce qui est en face de soi. En effet, quand on est deux sur scène, le spectateur passe de l’un à l’autre selon sa volonté. Dès qu’il a saisi ce que l’un ressent, il va sur l’autre. On doit donc jouer avec les autres au cinéma, et seul au théâtre. C’est d’ailleurs pour cela qu’au théâtre, on supporte un monologue. Le cinéma représente l’échange humain entre les gens. Quant à la mise en scène de théâtre, elle est très compliquée car il faut maîtriser comme avec un cheval les temps de galop, de trot de la pièce. Comme on n’a pas de montage, de retour en arrière, on est obligé de rythmer la représentation. Au théâtre, ce ne sont pas les décors, les costumes, la lumière, la direction d’acteur qui comptent, c’est le rythme. Ainsi si l'on va au théâtre, on se dit «C’est dommage il aurait joué deux fois plus vite le spectacle aurait été génial ou le contraire». Le metteur en scène est comme un chef d’orchestre qui se doit de donner le solfège de la pièce. Cette scène est jouée trop vite, celle-là trop lentement, ces deux scènes sont jouées au même rythme c’est une erreur, les silences sont trop importants, pas assez ... Un metteur en scène pourrait se dire «Je me fiche des décors, des costumes, des lumières chacun ses responsabilités. Moi je suis là au premier rang pour dire plus vite, moins vite, attend, plus fort, moins fort».

 

Comment cela se traduit-il au niveau du jeu des acteurs ?

Par deux possibilités. La première consiste à laisser les acteurs trouver eux-mêmes leur place. Puis tout d’un coup on leur dit «Cela est bien on le garde, là tu es bien tu me touches. Tu es très drôle, très juste». Tout vient de l’acteur et une espèce de puzzle se construit au fur et à mesure. Comme ç’est l’acteur qui décide, c’est extraordinaire car rien n’est faux. Dans la deuxième solution rien ne vient de l’acteur. C’est le metteur en scène qui joue tous les rôles et qui impose sa vision aux acteurs au mouvement près.

 

Et au cinéma ?

Au cinéma tu as confiance en ce que tu fais alors qu’au théâtre tu doutes. Plus tu doutes, plus tu es fort, alors qu’au cinéma tu dois être persuadé que tu es le rôle. Il n’existe pas de personnage au cinéma. C’est toi qui joues, c’est toi qu’on filme et tu peux te permettre de ne pas jouer. Je dirais qu’au théâtre on joue, et qu’au cinéma on ne joue pas. Il faut aller encore plus loin que Jouvet et dire, on ne joue pas au cinéma. Tout acteur qui devant une caméra joue, c’est insupportable ...

 

En fait, on peut très bien prendre quelqu’un dans la rue et lui demander de jouer son propre rôle !

Je pense qu’on doit prendre un acteur, et lui demander de jouer son propre rôle. Ce qui m’intéresse si on fait par exemple un remake de «La femme du boulanger» c’est de mettre Bacri à la place de Raimu pour qu’il fasse du Bacri dans du Bacri. Pour moi la grande force de Raimu, Brando, Belmondo, Delon c’est que dans toute une partie de leur carrière ils ont fait du Raimu, du Brando, du Belmondo, du Delon. Je ne crois absolument pas au personnage, c’est faux ...

 

Pour vous est-ce qu’un acteur de cinéma est forcément bon au théâtre et vice versa ?

J’ai eu l’expérience avec Alain Delon dans «Variations énigmatiques», il était exceptionnel. On a fait complet du premier au dernier jour et à chaque représentation, Delon revivait. C’était comme si, à chaque fois, c’était la première fois qu’il jouait. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir un personnage devant moi, j’ai eu l’impression d’un Delon pleurant, s’asseyant, criant, murmurant, souffrant. C’est pour cette raison que ce fut une grande réussite. Pour moi il n’y a pas des acteurs au cinéma et des comédiens au théâtre. Il y a des acteurs qui ont conscience dans leur personnalité qu’ils sont comme un instrument qui ne pourrait pas se changer. Tu es un violon, tu ne vas pas te changer en contrebasse, tu restes tel quel et c’est ton cœur qui parle. Si un acteur ne correspond pas physiquement au texte qui est comme une partition, comme un violon, il n’a rien à faire dans la pièce. Par exemple distribuer Delon dans « Antoine et Cléopâtre » ou dans «Qui a peur de Virginia Woolf» oui. Dans «Roméo et Juliette» certainement pas même quand il avait vingt ans. C’est plus pour Sami Frey ...

 

Pourquoi ?

Il existe des acteurs dans la vie qui ont une fatalité en eux comme Delon, Tom Cruise. Et puis des êtres qui sont comme des insectes avec des épines et qui sont des teigneux. Comme Norton, De Niro, Auteuil, Balmer, Chesnais. Ce sont des êtres insociables. Ils rentrent dans une pièce, on ne les remarque pas, ils se fondent totalement. On est exactement comme des animaux : il y a des tigres, des lions, des reptiles, des insectes. Luchini par exemple c’est un aigle ; il se pose, s’en va, puis revient, puis il est dangereux ... Chacun fait partie d’un monde qui lui ressemble.

 

Qu’est-ce que peut ressentir un acteur de cinéma qui fait du théâtre ?

Un acteur de théâtre qui fait du cinéma se sent toujours un peu amoindri car le texte, la partition qu’il a à interpréter, n’a aucun rapport avec les partitions du théâtre. C’est comme si l'on comparait Mozart, Beethoven Mahler et les autres à Trenet, Aznavour, Brel, Ferré ... Brel, Ferré c’est magnifique, et il existe des films extraordinaires comme «La grande illusion». Mais l’interprète de Mahler se sent un petit peu frustré quand il interprète Brel. Au cinéma la plupart du temps, l’acteur de théâtre n’a pas une palette de jeu suffisamment forte, grande, sublime. Bien sûr, certains rôles sont sublimes au cinéma, mais si c’est un second rôle, l’acteur de théâtre est toujours frustré. Le problème, c’est que l’on ne peut pas dire que la plus grande cantatrice du monde est mieux qu’Edith Piaf. Quant à l’acteur de cinéma qui fait du théâtre il se dit «Mince, d’autres personnes sont sur scène et personne ne m’aide». C’est plus une histoire de camaraderie entre acteurs et une question d’arriver à se débrouiller tout seul. Trois personnes sont sur scène, et tout d’un coup le public se moque royalement de qui est à côté de soi. On sent huit cents personnes qui sont en train de vous regarder et de vous écouter, et tout doit partir de soi …

 

 Que doit-on faire de plus ou de moins côté jeu de l’acteur ?

C’est exactement ce que vous venez de dire. Au théâtre, cela se traduit par une intensité supérieure dans la justesse du sentiment. Et non pas au niveau du phrasé ni du travail sur le texte. Si on se plante dans la justesse du sentiment correspondant à la scène, c’est fichu. Au cinéma, ce n’est pas une question d’intensité. Au contraire c’est une question de justesse du naturel, du jeu. L’intensité du sentiment vient de la photo, suivant si elle est plus ou moins contrastée, plus ou moins dans les ombres. Si la lumière est sur un gros plan ou pas etc. On peut magnifier un acteur au cinéma et se servir de l’image avec le son. On peut baisser la voix, aller davantage dans les graves ...

 

Les artifices sont plus nombreux !

Appelons cela plutôt des surmultiplications de ce que l’on fait. Mais si on met une extraordinaire lumière sur quelqu’un qui n’est pas juste, cela n’ira pas. N’oublions pas qu’au cinéma on n’a jamais entendu la vraie voie de Gabin, de Raimu et des autres. Comme tout passe par un appareil, c’est la voix métallique que l’on a entendue. Si j’entends ma voix au cinéma, j’ai un petit recul en arrière. Elle est multipliée dans ses défauts comme dans ses qualités et c’est un fond qui n’a rien à voir avec moi. J’entends, comme j’entends au téléphone, la voix de quelqu’un. Je reconnais la voix de ma femme, de mes enfants mais ce n’est pas pareil. Au cinéma, comme tout est accentué si on joue juste au départ, c’est dix-mille fois juste. Et si on est mauvais c’est dix-mille fois mauvais ...

 

Le rôle du corps est-il plus important au théâtre ?

Probablement qu’il est plus important au théâtre mais qu’il est beaucoup plus dangereux au cinéma. En effet, si le corps est mort, on ne peut pas être juste. Le cinéma c’est un jeu d’échecs et on ne peut pas tricher à ce jeu. Au cinéma, où l'on est naturel ou on ne l’est pas. Le théâtre c’est du poker, il existe du bluff. On a les cartes en main. Si l'on joue Bérénice, on a des cartes sublimes, et on les abat au fur et à mesure de la pièce. On retient et on ne va pas jouer pendant une heure trente en se disant que l'on a une quinte flush. Mais en se disant que l'on joue Bérénice et que c’est un rôle sublime. On doit faire toute la pièce. C’est vraiment la comparaison exacte. On mise, on trompe le public. Les dix premières minutes, on peut penser que l'on joue de telle manière, et puis finalement jouer autrement. Mais certains acteurs, c’est terrible d’ailleurs, abattent leurs cartes tout de suite et jouent tout le rôle en cinq minutes. Et pendant toute la pièce ils font la même chose ...

 

Le poker est-ce plus excitant que les échecs pour vous ?

Au théâtre, c’est quelque chose de beaucoup plus chat et au cinéma, quelque chose de beaucoup plus chien. Au théâtre, les acteurs ronronnent, griffent, ils sont souples et caressent le public. Le théâtre, c’est de la séduction, le cinéma pas du tout. Le cinéma se fait naturellement, je mords, si cela ne vous plaît pas salut.

 

L’humeur avant de jouer est-elle plus importante au théâtre ou au cinéma ?

Au cinéma c’est de l’éjaculation précoce. Cela demande une telle intensité entre moteur et coupez que je conseille aux acteurs d’être complètement en dehors du rôle, avant moteur et coupez. Il est absolument impossible entre six heures du matin, moment où l'on se lève pour se rendre au tournage, et le moment où l’on tourne, d’être concentré pendant dix heures, pendant deux mois et d’être le rôle. Ou alors on est fou. Ce qui m’est un peu arrivé avec Jean Moulin. Il faut dire que j’étais tout seul sans famille en Tchéquie. J’allais à l’hôtel, je ne sortais jamais le soir et je me suis pris pour Jean Moulin pendant deux mois. Mais c’est beaucoup trop dangereux. Donc je crois qu’au cinéma, il faut être totalement relax comme le sont les sauteurs en hauteur. Ils sont décontractés puis tout d’un coup, on les voit se concentrer. Ils sautent et puis c’est fini. C’est pour cette raison que je parlais de l’armée de l’air, alors que le théâtre, c’est la marine. C’est un voyage où tu t’embarques avec toute une troupe et tu joues la pièce. On ne peut pas faire revenir en arrière le bateau puisque chaque jour de répétition, on continue. Alors qu’au cinéma on peut jeter. On jette, on recommence, on jette, on recommence. Le cinéma c’est un art coup de poing KO alors qu’au théâtre au contraire on cherche à rencontrer en soi-même le texte. C’est un travail de longue haleine, de mûrissement. Chaque jour on gagne un peu plus, on sculpte. Au cinéma quand on est mauvais on tousse, quand on est bon on crie. Les prises de cinéma représentent des cris successifs ...

 

Et au niveau fatigue physique ?

Je dirais que la fatigue physique se produit au théâtre, et la fatigue morale au cinéma. Au cinéma, on a la culpabilité de se dire tout le temps «Ce n’est pas bien ce que j’ai fait». Il existe toujours le fait de se dire «Je peux en refaire une». Au théâtre on n’entend jamais cela. On est convaincu que le metteur en scène veut quelque chose. Et une fois que l’on sait ce qu’il veut et que l’on arrive à le faire c’est fini. On ne se pose plus de questions. En fait, le cinéma, c’est l’art de se poser des questions, et le théâtre c’est l’art de donner des réponses. C’est ainsi que l’on voit la pièce, que l’on doit la jouer. Un point c’est tout.

 

Et le fait de jouer seul ?

Je crois que c’est une erreur de jouer seul, j’en ai toujours été persuadé. Le plus beau souvenir de ma vie c’est «La peste». Je l’ai joué six-cent-quatre-vingt-treize fois partout y compris à l’étranger. C’est un souvenir sublime et j’en suis fier. D’ailleurs au Musée Grévin, je suis dans le costume de «La peste». Mais jouer seul, c’est comparable à un peintre qui ferait un portrait de lui-même. Or la seule justification pour jouer seul comme un pianiste qui fait seul son récital, c’est pour des raisons d’une importance personnelle capitale. À savoir défendre un texte qui vous paraît d’une importance capitale du point de vue artistique ou politique. À ce moment là ce n’est plus une erreur, c’est un devoir.

 

Vous disiez qu’au théâtre il faut jouer seul mais lors d’un duo cela peut paraître étrange !

Non, quand un chanteur d’opéra chante en duo, il chante seul même si on entend l’autre. Il doit défendre sa partition et ne fait pas d’osmose. C’est brut de coffrage.

 

Au cinéma c’est donc le contraire !

Oui c’est un non jeu qui se traduit par une écoute. On doit simplement recevoir. C’est comme, si, en boxe, quand tu attaques, c’est le théâtre, et si tu défends, tu te protèges, c’est le cinéma. Les plus grands acteurs de cinéma ce sont ceux qui regardent, écoutent et renvoient la balle. Au cinéma, il faut des Borg, au théâtre des Mac Enroe ...

 

Que ressentez-vous lorsque vous jouez au théâtre et au cinéma en même temps ?

Je pense que ce n’est pas très malin car c’est comme si on n’avait plus d’élan quand la représentation du soir commence. Commencer à avoir un peu la trouille vers quatre heures constitue une nourriture de la vie quotidienne qui fait progresser sur scène. Or si pendant la journée on tourne au cinéma, la nourriture quotidienne est inexistante. Et puis quand on va se faire maquiller à cinq heures du matin pour un film, on n’a pas la concentration subtile nécessaire, et on ne prend pas les risques qu’il faut.

 

Vous avez le sentiment d’être moins performant !

Absolument. L’un après l’autre, mais pas les deux en même temps. C’est comme si on faisait un régime, et qu’en même temps on bouffait. C’est totalement contradictoire.

 

Vous avez écrit pour le cinéma et pour le théâtre. Quelles sont les différences ?

Au théâtre c’est l’auteur qui parle de A à Z à travers ses personnages. Il existe un ton, un style et tous les personnages parlent à la façon de l’auteur. Au cinéma c’est le contraire. Ce sont les personnages qui parlent, pas l’auteur. Et c’est difficile d’écrire un scénario de cinéma sans connaître les acteurs qui vont interpréter les rôles. La réussite des grands auteurs, c’est de penser déjà aux acteurs qui vont interpréter leur texte.

 

C’est ce que vous aviez fait pour « On a volé Charlie Spencer !

Non, mais c’est ce que j’ai fait pour le suivant. C’est ce que j’ai appris avec mon premier film ...

Agnès Figueras-Lenattier 

 

 

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